Dans la dernière décennie, plusieurs savoirs scientifiques ont été fortement débattus sur la place publique. Cette remise en question de la connaissance scientifique n’est pas nouvelle au regard de l’histoire, mais elle prend une forme inédite qui soulève de nouveaux enjeux épistémologiques, sociaux, politiques et médiatiques. Le doute jeté sur la légitimité des connaissances scientifiques relatives aux changements climatiques ou à l’utilisation du vaccin pour faire face à la pandémie de Covid-19 en sont des illustrations récentes.
Ce phénomène s’inscrit, d’une part, dans un contexte compétitif du marché des savoirs expérientiels et pratiques. Acteurs et actrices de la société civile et entreprises privées promeuvent des logiques de production de savoirs concurrentiels qui vont parfois jusqu’à affronter celles de la démarche de production de connaissances scientifiques. D’autre part, le phénomène de propagation des informations fallacieuses ou infox (fake news) via les réseaux sociaux est à même de générer une défiance vis-à-vis de la validité des analyses et des données provenant de la recherche. Le biais algorithmique dans l’architecture de ces plateformes numériques ne fait qu’accentuer cette tendance et les citoyens et citoyennes de tous pays, ainsi que les organisations politiques, sont conduits à mettre en doute l’argument d’autorité des consensus scientifiques.
Ces constats suscitent un certain nombre de questionnements qui seront étudiés par nos Comités de recherche et Groupes de travail et viennent introduire l’ancrage thématique du Congrès, lequel se déclinera en trois sous-thèmes : sciences, autres savoirs et sociétés. Que pouvons-nous apprendre des transformations de la production et de la diffusion scientifiques ? Observe-t-on vraiment une crise de légitimité de la connaissance scientifique et si oui quels en sont les effets ? Comment caractériser la place respective des différents savoirs ? Et quelles sont nos responsabilités de scientifiques dans nos sociétés ? Nous souhaitons donc réfléchir à ces trois sous-thèmes en nous interrogeant sur les relations qui les animent, qu’il s’agisse de leurs points de convergences, de divergences ou encore des coopérations conflictuelles qui les unissent parfois.
Le thème Sciences nous invite tout d’abord à examiner le fonctionnement actuel et les transformations de la production et de la diffusion scientifiques. Soumis lui aussi à la logique du marché, le monde de la science a vu s’accroître au fil des années une compétitivité exacerbée qui se traduit notamment par une obsession de la rentabilité, de l’efficacité, de la rapidité et de la performance à tout prix. Ce mouvement n’est pas sans risque pour la rigueur scientifique et la légitimité sociale qui en découle. La mise en évidence récurrente de conflits d’intérêts qui conduisent certaines chercheuses et certains chercheurs à altérer leurs données afin de répondre aux demandes de leurs commanditaires est un exemple parmi d’autres. Il conviendra donc d’analyser ici les raisons qui sous-tendent cette perte de confiance d’une frange de la population à l’égard des pratiques et des discours scientifiques. Nous questionnerons celles-ci, que ce soit notamment la libéralisation du marché de l’information, la démocratisation des divers savoirs, l’hermétisme de certains discours scientifiques ou la mise en lumière des tensions entre les « vérités scientifiques ».
Ces réflexions nous conduiront ensuite à discuter des enjeux et des défis de l’inter-trans-pluri-disciplinarité dans les politiques scientifiques. Nous pourrons ici discuter de nos expériences collaboratives et échanger sur les atouts, les difficultés et les limites de ces approches pour la production et la diffusion de nos activités de recherche. Plus largement, nous voulons questionner les types de savoirs qui émergent de telles coopérations disciplinaires. Les rapports entre les disciplines partenaires sont-ils toujours égalitaires ? Pensons, par exemple, aux rapports qu’entretiennent les sciences humaines et sociales (SHS) et les sciences et biotechniques ou encore à l’offensive des sciences (neuro)cognitives dans des champs d’études qui semblaient jusqu’ici être l’apanage des seules SHS. Que dire de l’omniprésence de la technologie (et de la technique) dans l’univers scientifique, notamment les SHS ?
Nous voulons enfin ouvrir la porte à toutes les questions épistémologiques, méthodologiques et institutionnelles qui touchent à la production et à la diffusion des connaissances scientifiques. Plus largement, quels regards portons-nous, chercheurs et chercheuses, sur nos activités de recherche, sur un individualisme scientifique exacerbé, sur notre objectivité épistémique, sur la neutralité axiologique, sur nos responsabilités en tant que scientifiques ou encore sur nos postures éthiques à l’égard de nos enquêtes respectives ?
Le thème Savoirs nous permettra de réfléchir à la place respective des différents savoirs, profanes, experts ou expérientiels dans nos collectivités et institutions et à leurs relations avec les savoirs issus des connaissances scientifiques. La redéfinition des rôles et des pouvoirs des organisations non gouvernementales (ONG) et des sociétés civiles dans le champ de l’expertise, tout comme l’ouverture des universités aux acteurs socio-économiques et aux entreprises, vient générer des questionnements sur notre rôle de scientifique de même qu’à l’égard des dynamiques entre ces savoirs. Quelle place avons-nous et/ou devons-nous prendre dans les débats sociétaux ? Comment promouvoir « l’utilité » des recherches que nous produisons dans le champ des SHS ? À cet égard, qu’entend-on aujourd’hui par expertise ? Les savoirs expérientiels et pratiques, ainsi que le point de vue de la société civile, sont souvent considérés comme une source de connaissance convaincante pour prendre des décisions et comprendre la société. Le savoir découlant de la recherche scientifique, qu’elle soit empirique ou théorique, peut paraître comme trop désincarné pour bien comprendre « ce qui se joue vraiment ». La défiance à l’égard des connaissances scientifiques se nourrit-elle d’une incompréhension ? Est-elle le résultat de notre difficulté à communiquer les connaissances produites en dehors du champ scientifique ?
La crédibilité des savoirs sociologiques, mais plus largement dans les SHS, est débattue. Certains mouvements critiques, dont les études décoloniales, contestent en effet l’universalisme des connaissances établies et les injustices épistémiques qu’elles provoquent. De même, les mouvements populaires Woke (qui peuvent être traduits comme « éveillés ») ou les tenants de la culture de l’annulation viennent remettre en question certaines conventions scientifiques. Ces critiques nous invitent à réfléchir aux différents savoirs et aux rapports de pouvoir dans lesquels ils prennent forme pour ensuite être reçus en société.
Se questionner sur nos rôles et nos devoirs face au paysage social actuel s’impose. De façon plus spécifique, comment (re)valoriser nos connaissances scientifiques dans les univers virtuels alors qu’ils sont « lâchés sans bride dans l’a-territorialité » ? Comment prendre part aux débats sociétaux influencés par les algorithmes ? Et comment publiciser nos recherches dans ce monde virtuel ? Le jeu du débat public interpelle : les chercheuses et chercheurs s’y voient exposés à la critique de tous et de toutes, voire à la vindicte populaire, sans modérateur et souvent sans droit de réponse, ni soutien institutionnel.
Le thème Sociétés ouvre enfin la voie à une réflexion sur l’importance de notre communication scientifique dans un contexte marqué par une suspicion grandissante à l’égard de la connaissance scientifique. Il importe en effet de nous attarder aux conséquences possibles de cette perte de légitimité du savoir scientifique au profit d’autres savoirs, que ce soit comme source de clivage à l’intérieur de nos sociétés, de (re)mise en cause des choix politiques voire de nos principes démocratiques. Ce thème englobe également les enjeux normatifs, éthiques, moraux, culturels ou institutionnels produits et liés à la diffusion des connaissances qui doit être réfléchie à l’aune des rapports de genre, de classe et de race. Dès lors, comment, en tant que scientifiques pouvons-nous, devons-nous rendre compte des résultats de nos recherches aux publics non-scientifiques ? Avec quels objectifs ? Par quelle médiation ? Dans quelle temporalité ? Quelles réponses apporter aux critiques citoyennes et politiques, qu’il s’agisse des rapports entre sciences et environnement, entre sciences et économie capitaliste, entre sciences et migration, ou encore entre sciences et groupes dominants (culturellement, linguistiquement, etc.) ? En d’autres mots, quels sont nos rôles et nos responsabilités dans la société ? Quelle est ou quelle doit être la portée de nos activités de recherche et réflexions scientifiques ? Il va sans dire que cela nous mènera à explorer les modalités d’usage de nouveaux outils de communication dans la diffusion des connaissances scientifiques et dans le débat public.
À la lumière de ce qui précède, nous entendons laisser une juste part de nos réflexions à la place du français comme langue scientifique, c’est-à-dire langue de création, de raisonnement et de diffusion. Ce regard collectif est d’autant plus justifié que celui-ci s’insère dans une association scientifique internationale de langue française. Si plusieurs chercheurs et chercheuses se questionnent sur le rôle de leurs connaissances et savoirs dans la société, d’autres remettent plus spécifiquement en cause la pertinence de communiquer leurs travaux en français. Le milieu de la publication scientifique répond de plus en plus à une logique de standardisation marchande, laquelle conduit à l’hégémonie de la langue anglaise pour penser et dire la science. Le français comme langue scientifique serait-il en péril compte tenu de l’importance qu’accordent nos institutions universitaires aux facteurs d’impact de revues appartenant à de larges consortiums anglophones ?
La francophonie se veut pourtant un espace de communication et d’expression des identités plurielles à l’intérieur d’un espace linguistique commun et l’usage de la langue française s’avère un lieu de partage d’expériences et de représentations entre les individus et entre les sociétés. C’est donc grâce au potentiel de la recherche francophone produite dans les pays du Sud global et du Nord que nous souhaitons réfléchir collectivement aux enjeux et défis relatifs à la conjugaison des connaissances scientifiques avec les autres savoirs pratiques et expérientiels qui traversent nos sociétés.
Au plaisir de vous voir nombreux et nombreuses à Ottawa en 2024.
Patrice Corriveau et Stéphanie Gaudet